L’arrêt de la Cour de cassation du 18 octobre 2012 sonne comme un rappel à l’ordre ! Une fois n’est pas coutume, la 2ème chambre civile se fait le gendarme du principe du non-cumul des responsabilités contractuelle et délictuelle[1]. Elle censure les juges du fond pour avoir méconnu cette règle en tranchant un litige ayant pour objet un accident survenu à l’occasion d’un stage de voile, sur le fondement de la responsabilité délictuelle du fait des choses et non sur celui de la responsabilité contractuelle.
1-Lors d’un stage d’apprentissage à la pratique du catamaran organisé par un Centre de Formation Nautique, une stagiaire se fracture l’avant bras, lors du renversement du voilier sous l’effet d’une bourrasque de vent, alors qu’elle effectuait une manœuvre, accrochée à un harnais et que son mari barrait le bateau. Elle actionne en responsabilité le centre de formation sur le fondement de la responsabilité délictuelle du fait des choses (article 1384 alinéa 1 du code civil) en faisant valoir qu’il est propriétaire et donc présumé gardien du voilier. Celui-ci prétend, au contraire, que sa responsabilité ne peut-être engagée en cette qualité car il a transféré la garde du catamaran aux deux stagiaires. La cour d’appel donne raison à la victime estimant que l’organisateur du stage ne démontre pas qu’elle évoluait en toute autonomie ni qu’elle avait l’aptitude à maîtriser le voilier, en bref qu’elle en avait acquis la garde. Cette analyse mérite débat (I). Cependant la Cour de cassation l’élude et casse l’arrêt pour avoir enfreint la règle du non-cumul des responsabilités (II).
I- La question du transfert de la garde éludée
2- Le principe selon lequel le propriétaire est présumé gardien découle de l’idée que le droit de propriété confère à son titulaire les pouvoirs « d’usage, de contrôle et de direction de la chose ». Cette présomption de garde est avantageuse pour la victime car elle opère un renversement de la charge de la preuve en cas de contestation sur la garde de la chose. En effet, c’est au propriétaire qui prétend l’avoir transférée d’établir la preuve de ce transfert et de désigner la personne qui a acquis des pouvoirs sur la chose. C’est précisément le moyen que le centre de formation opposait aux prétentions de la victime.
3-Si celle-ci ne contestait pas que l’organisateur du stage avait perdu l’usage du catamaran au moment de l’accident, elle soutenait en revanche qu’il en détenait le contrôle, c’est-à-dire l’aptitude à exercer une surveillance sur celui-ci et en avait également la direction, c’est-à-dire le pouvoir de décider de son emploi puisque les stagiaires ne pouvait pas utiliser les catamarans à leur guise. C’est l’analyse qu’avaient reprise les juges du fond en relevant que deux monitrices en bateau et un moniteur à terre exerçaient la surveillance des élèves-stagiaires évoluant sur l’eau et leur donnaient des directives pour l’usage du voilier.
4-La garde ne se résume pas, en effet, à la détention matérielle d’une chose. Sa remise volontaire[2] par son propriétaire à un tiers ne lui en transfère la garde que si le détenteur a acquis sur celle-ci un pouvoir de contrôle et de direction. C’est le cas du skipper qui a la qualité de gardien du bateau parce qu’il décide de la route à tenir. L’association locataire du navire peut prétendre à juste raison lui en avoir transféré la garde[3]. Toutefois, il n’est pas toujours aisé de décrypter la jurisprudence qui n’est pas exempte de contradictions dans l’appréhension du concept de contrôle et de direction. Ainsi, le conducteur d’un véhicule automobile et l’utilisateur d’un chariot de transport d’une grande surface ne sont pas traités de la même manière ! Le propriétaire du véhicule qui l’a prêté à un tiers pour une brève durée et dans un but précis en conserve la garde[4], alors que les clients d’un magasin sont réputés gardiens des chariots de transport de marchandises que l’établissement met à leur disposition pour une durée pourtant limitée et un usage déterminé[5]. Les tribunaux vont même jusqu’à admettre que le propriétaire conserve la garde de la chose dont il s’est momentanément dépossédé lorsque le détenteur a agi dans le seul but de lui rendre service et non dans un intérêt personnel. Ainsi, le propriétaire d’un cheval en pension demeure gardien de l’animal qui a blessé d’un coup de sabot celui qui en son absence a pris l’initiative de soigner et longer l’animal[6].
5-Dans l’espèce qui nous intéresse, les stagiaires n’agissaient pas pour le compte de l’organisateur mais dans leur propre intérêt. Par ailleurs, ils étaient aux commandes du catamaran. Or, la Cour de cassation a estimé que l’emprunteur d’un quad, victime d’un accident alors qu’il pilotait l’engin, en avait acquis la garde bien qu’il fut accompagné par le préposé du loueur qui le précédait sur un itinéraire choisi par celui-ci[7]. La cour d’appel a donc conclu un peu hâtivement que les stagiaires n’avaient pas la maitrise du catamaran au motif qu’ils naviguaient sous le contrôle des moniteurs.
6-La présence des moniteurs ne signifiait pas nécessairement que leurs élèves ne maîtrisaient pas l’embarcation. En effet, l’accident était survenu le dernier jour du stage d’une durée de cinq jours. Par ailleurs, ils disputaient une régate qui est une course de vitesse. On pouvait donc raisonnablement supposer qu’ils avaient conquis assez de pratique pour barrer seuls le bateau, ce qui peut expliquer que les moniteurs se trouvaient à terre et non à l’intérieur du catamaran. Mais, la Haute juridiction n’a pas pris position dans ce débat. Si l’arrêt est cassé ce n’est pas sur le fondement de la garde mais sur celui de la règle du non-cumul des responsabilités qu’il est reproché aux juges d’appel d’avoir enfreinte.
II- Une condamnation motivée par la violation de la règle du non-cumul des responsabilités
7-Il faut rappeler que la règle du non-cumul interdit à la victime, non seulement de cumuler les deux régimes de responsabilité contractuelle et délictuelle, mais encore de choisir l’un ou l’autre. A cet égard, la première a priorité sur la seconde. Lorsque les conditions de la responsabilité contractuelle sont réunies, les parties ne peuvent pas invoquer les règles de la responsabilité délictuelle. C’était le cas en l’occurrence, puisque la victime avait passé contrat avec le centre de formation pour suivre un stage de voile et que le litige portait sur l’exécution du contrat. Dès lors, en demandant réparation d’un dommage causé par l’inexécution d’une obligation contractuelle de sécurité incombant à l’organisateur du stage, elle ne pouvait pas se prévaloir de la présomption de l’article 1384, alinéa 1er, du code civil même si elle avait intérêt à agir sur ce fondement pour ne pas avoir à supporter la charge de la preuve. Pourtant, au lieu de lui opposer une fin de non recevoir tirée de la compétence des règles contractuelles, le centre de formation s’était contenté de répliquer que les conditions d’application de l’article 1384, alinéa 1er n’étaient pas réunies. Sa renonciation (ou sa négligence?) à déplacer le débat sur le terrain contractuel – alors qu’il y avait avantage – devenait irrévocable dès lors que la règle du non-cumul, mélangée de fait et de droit, ne peut être présentée pour la première fois devant la Cour de cassation[8].
8-La deuxième chambre civile avait affirmé le 30 janvier 1985[9] « que si l’article 12 du nouveau code de procédure civile permet au juge lorsque les parties n’ont pas, en vert
u d’un accord exprès, limité le débat, de changer de dénomination ou de fondement juridique de la demande, il ne lui en fait pas obligation » laissant, ainsi, le juge libre d’invoquer, d’office ou non, la règle du non-cumul. Pourtant, son arrêt du 18 octobre 2012 ne lui laisse pas ce choix, puisqu’il reproche aux juges du fond d’avoir statué « sur le fondement de la garde du voilier, alors qu’il résultait de ses propres constatations que l’organisateur du stage de formation (…) ne pouvait engager que sa responsabilité contractuelle ».
9-Quels motifs ont dicté cette décision? Sans doute la volonté de faire respecter un véritable principe jurisprudentiel. Mais l’explication ne suffit pas car, en d’autres circonstances, la Haute juridiction ne s’est pas offusquée des libertés prises par les parties avec la règle du non-cumul. Sans doute a-t-elle voulu que les sportifs utilisant des équipements soient traités comme ceux pratiquant des sports à main nue qui ne peuvent, en toute hypothèse, actionner un organisateur sportif sur le fondement de la responsabilité du fait des choses. Il est possible également que sa moindre bienveillance vis-à-vis des victimes s’explique par le souci de ne pas alourdir exagérément la responsabilité des organisateurs sportifs. On se souvient de la décision de l’assemblée plénière subordonnant leur responsabilité à une faute de leurs membres[10], décision en grande partie motivée par le souci de ne pas les mettre en péril en les exposant à la hausse inévitable des cotisations d’assurance qu’impliquerait une responsabilité du seul fait d’un dommage provoqué par leur membre.
10-Quelles que soient les vraies motivations de la 2ème chambre civile, elles font l’affaire du centre de formation. En imposant à la cour de renvoi de statuer sur le terrain de la responsabilité contractuelle, elle renverse la charge de la preuve. Alors que l’organisateur avait été jusque là présumé responsable du fait de sa qualité de gardien du catamaran voici que c’est au tour de la victime d’établir qu’il a manqué à son obligation de sécurité.
Il n’est toutefois pas certain que l’exigence de preuve d’une faute du débiteur contractuel affaiblissent ses chances d’obtenir réparation. En effet, l’obligation de sécurité mise à la charge des organisateurs sportifs n’a cessé, au fil des ans, d’être renforcée par la Cour de cassation dans la pratique des sports à risque au point que ce qui la sépare encore de l’obligation de résultat est insignifiant. Ainsi elle a mis une obligation de « surveillance permanente du comportement des utilisateurs » de karts à la charge de l’exploitant d’un centre de karting[11]. Elle a admis qu’un exploitant de parapente commette une faute en ne prenant pas la précaution de s’enquérir de l’état physique et psychologique d’une stagiaire avant son premier saut[12]. Elle a approuvé une cour d’appel ayant retenu la responsabilité d’un moniteur de ski, pour ne pas avoir appelé l’attention de ses élèves sur la qualité de la neige et la présence d’une barrerocheuse alors qu’il s’agissait de skieurs aguerris aptes à évaluer par eux-mêmes les précautions à observer pour éviter une chute sur une neige verglacée[13]. Elle a même indiqué « que le seul respect des obligations de sécurité fixées par les instances sportives est insuffisant pour exonérer une association de ses devoirs en matière de sécurité »[14]. Plus récemment, elle a mis une obligation de sécurité à la charge d’un club d’escalade envers les sportifs pratiquant l’escalade libre dans ses locaux[15].
11-Dans ce contexte, il ne faut pas exclure que la cour de renvoi relève une faute dans l’organisation du stage si elle estime que cinq jours de pratique de la voile sont insuffisants pour maîtriser un voilier contre les coups de vent et qu’un moniteur aurait dû se tenir à bord. A cet égard, elle pourra s’inspirer d’un arrêt de la 1ère chambre civile approuvant une cour d’appel ayant retenu la responsabilité des organisateurs d’un stage d’ULM dont les moniteurs avaient soit mal apprécié le niveau réel des connaissances théoriques de la stagiaire, soit consacré un temps insuffisant à l’entraînement au décollage[16].
Jean-Pierre VIAL, Inspecteur Jeunesse et Sports
En savoir plus :
Jean-Pierre VIAL, « Le contentieux des accidents sportifs – Responsabilité de l’organisateur », Collec. PUS, septembre 2010
Jean Pierre VIAL, « Le risque penal dans le sport », coll. « Lamy Axe Droit », novembre 2012 : commander en ligne
Documents joints:
Cour de cassation, 18 octobre 2012
Notes:
[2] Dans le cas d’appropriation d’une chose contre la volonté de son propriétaire, le détenteur de la chose volée ou égarée en acquiert la garde.
[4] Par exemple, le prêt d’un tracteur « à titre gratuit, pour une durée limitée et dans un but précis. Civ. 2e, 14 janv. 1999, Resp. civ. et assur. 1999. comm. 65. RTD civ. 1999.630, obs. Jourdain.
[5] Civ. 2e, 14 janv. 1999, Bull. civ. II, n° 13 ; Resp. civ. et assur. 1999. Comm. 94. Civ. 2e, 6 avr. 1987, Gaz. Pal. 1987.1.somm.158, obs. F. Chabas ; D. 1987. IR.113.
[10] Cass. ass. plén., 29 juin 2007, Société La Sauvegarde c/ Marcos, n° 06-18.141, D. 2007. 2408, note J-François, 2346, Pan. Droit du sport ; RLDC 2007. 2690, chron. M. Mekki ; D. 2007. pan. 2903, obs. Ph. Brun ; JCP 2007. II. 10150, note J-M. Marmayou. J. Mouly,24 sept. 2007 n° 191, p. 3.
[11] Cass. civ. 1, 1er déc. 1999, Dr. jurispr. gén. 2000, n°13, p. 287, « La responsabilité des organisateurs d’activités sportives : obligation particulière de prudence ou obligation implicite de résultat ? » note J. Mouly.