Le règne d’Elisabeth II nous interpelle quant au système monarchique et à l’incarnation d’un pouvoir uniquement symbolique…

 

Comment ne pas être stupéfait de l’ampleur du tsunami qu’a suscitée la disparition de la reine Elisabeth ? Le monde entier en a parlé, décortiqué le sujet sous tous les angles, factuels, politiques, économiques, sociaux, culturels, historiques, géographiques, etc. Comment ne pas être étonné d’une telle ferveur, d’une telle communion collective, d’une telle tristesse et de tant d’émotion universelle ? Comment ne pas être surpris de tant d’attachement à faire perdurer les traditions d’une couronne avec ses châteaux, ses couronnes, ses protocoles, ses costumes du 19e siècle voire du Moyen-Age et tant de folklore suranné ? Pourquoi un tel amour ? Amour à la reine ? A la monarchie ? Aux deux ?

Observons d’abord qu’au Royaume-Uni, la Reine (Roi aujourd’hui) n’a aucun pouvoir réel. Elisabeth a elle-même renforcé cette position en gardant toujours une neutralité constante sur tous les sujets. Plus facile de se faire aimer dans ces cas-là. Observons ensuite que le cas du Royaume-Uni est particulier. Les autres monarchies du monde ne suscitent pas autant d’intérêt médiatique ou de ferveur populaire, notamment en Europe : Belgique, Danemark, Espagne, Luxembourg, Pays-Bas, Suède… Les têtes couronnées ne font plus guère rêver dans ces pays et sont rentrés dans le rang des citoyens – presque – ordinaires. Le cas d’Elisabeth II est donc singulier. D’une part en raison de sa longévité record de 70 ans, d’autre part par sa personnalité : pour aller dans sa résidence de Sandringham à Noël, la reine prenait le train aux heures de pointe et payait son billet comme toute le monde. Enfin sans doute aussi pour d’autres raisons propres aux britanniques.

 

Faiblesses républicaines

Ces réserves étant posées, le modèle britannique de monarchie parlementaire interpelle forcément les démocraties et peut interpeller plus globalement toutes les organisations faisant communauté. Les Républiques ont voulu concilier représentation du peuple et efficacité d’action. On en voit les limites aujourd’hui : déliquescence démocratique, confiscation de la politique par des professionnels dont on a l’impression qu’ils nous répètent les mêmes scènes de théâtre. Et il faut s’interroger si ce ne sont pas les mêmes symptômes qui jouent dans le désengagement, la perte de sens et les mauvais climats dans les sphères de travail. La crise Covid est passée par là, mais sans doute n’a-t-elle été au fond qu’un révélateur. En France, on a coupé la tête du Roi en 1792 pour le remplacer par un régime présidentiel dans lequel le peuple choisit un Roi tous les cinq ans (pas encore une Reine), lui coupe la tête médiatiquement au moindre problème et s’en remet au Président pour régler tous les problèmes au point que le président pense aussi qu’il est responsable de tout. Dans les entreprises, même syndrome : on s’en remet toujours au chef suprême (en principe moins dans l’ESS).

 

Combiner durée et changement

Première remarque : la monarchie parlementaire concilie un pouvoir politique pour agir et un pouvoir symbolique pour incarner la Communauté et la fédérer. D’un côté un Parlement et un 1er ministre qui changent régulièrement. De l’autre un monarque qui dure aussi longtemps que possible. Un pays comme une organisation ont besoin de changement, de modernité et d’actions concrètes, mais aussi d’identité, de traditions et de stabilité. Peut-on concilier les deux quand on change de dirigeant suprême tous les quatre ou cinq ans ? Evidemment, tout repose beaucoup sur du cas par cas en fonction des personnalités et des systèmes. Mais si on peut considérer que dans un monde qui change vite, il vaut mieux pouvoir changer régulièrement de dirigeants opérationnels, il ne faut pas oublier qu’on a aussi tous besoin de visibilité, de stabilité et de mémoire pour faire face à ces changements. Serait-il pertinent d’introduire dans nos organisations rationnelles cette forme de dualité ? Est-il nécessaire de pouvoir s’incarner dans quelqu’un qu’on aime et déplacer ailleurs le lieu des tensions et oppositions inhérentes à l’action ?

 

L’incarnation humaine, soft power

Second niveau de raisonnement : l’individuel et le collectif. D’un côté le modèle britannique avec une personnalité qui incarne et représente le pays. De l’autre le modèle suisse de la Confédération dans laquelle il y a des instances de décision, mais aucune tête qui émerge ou dans laquelle les suisses puissent se représenter. En France, on a plutôt gardé la tradition monarchique de l’individu, y compris dans le tissu socio-économique qui valorise toujours UN dirigeant. Une Communauté a-t-elle réellement besoin d’une personne, d’un individu dans lequel elle puisse s’incarner ? Quelle différence d’appartenance et d’engagement dans la monarchie parlementaire britannique et la démocratie décentralisée suisse ? Ce sujet de gouvernance et de management vaut pour toutes les organisations, mais en particulier dans l’ESS qui valorise le collectif. A trop valoriser le collectif, on en oublie parfois la personne qui a permis que tout se fasse ou se développe. Et l’inverse est aussi vrai avec bon nombre de PME y compris coopératives dont les salariés sont trop contents de garder un dirigeant qui paie leurs salaires et accepte de prendre tous les coups.

 

Liberté et identité

Troisième étonnement : l’Ecosse. Alors que le pays a bataillé des siècles contre l’Angleterre pour rester indépendante (jusqu’en 1707), qu’elle ferraille encore aujourd’hui contre le Brexit pour rejoindre l’Union européenne, le peuple écossais est sans doute celui qui pleure le plus la perte d’Elisabeth. Paradoxal ? Certes, la reine adorait l’Ecosse où elle vivait dans son château de Balmoral, mais est-ce une raison suffisante ? Plus globalement, on peut se demander pourquoi c’est le Commonwealth tout entier qui pleure la mort de la reine. Pourquoi et comment 55 pays parfois totalement éloignés des racines britanniques (Asie ou Afrique) devenus pays indépendants se reconnaissent-ils encore dans une monarchie des siècles après avoir été colonisés, puis avoir gagné leur indépendance ? Une question qui doit interroger les très grandes organisations et groupes rassemblant kyrielle d’entités avec modalités d’organisation diverses. La réponse tient sans doute en deux mots : liberté et identité. Parmi les six conditions à respecter pour faire partie du Commonwealth, il faut être un Etat souverain, ce qui dit déjà tout sur la relation d’égalité entre les parties : pas de seigneur, pas de vassal. Ensuite, il faut reconnaître le roi ou la reine comme chef du Commonwealth et signer une charte, mais aussi respecter les vœux de la population d’adhérer ou non. Rappelons que la liberté d’adhésion est le premier des principes coopératifs. On fait partie du Commonwealth si on en a envie et si on en a collectivement envie. Enfin, les deux dernières conditions sont d’accepter l’anglais comme langue du Commonwealth et avoir eu un lien historique avec un Etat déjà membre. On retrouve ici l’enjeu de la monarchie : partager une identité et des liens avec le reste de la Communauté. Le secret de l’appartenance et de l’engagement donc tiendrait en ces deux mots : liberté et identité.

 

Une reine et sa famille toujours plus riches

Quatrième étonnement pour les acteurs de l’ESS sensibles à la justice, l’égalité des droits, le partage équitable des richesses. Personne ou presque ne semble interroger la pertinence de garder une famille royale qui accumule une fortune toujours plus conséquente au fil des générations. Par-delà les actifs de la Couronne estimés à près de 16 milliards € d’actif net et qui sont en quelque sorte propriété de l’Etat, Elizabeth II perçoit chaque année 15 à 25 % des revenus de ces actifs et perçoit une subvention qui progresse chaque année depuis 2012, pour atteindre 82 millions de livres cette année alors que le peuple britannique dans le même temps, a perdu en pouvoir d’achat. Avec un patrimoine évalué à 350 millions de livres et paraît-il sous-estimé, la reine est l’une des femmes les plus riches d’Angleterre avec une collection de chevaux de course, de grands vins, de vieilles voitures, une collection de timbres qui vaudrait 100 millions de livres, 7.000 tableaux, 40.000 aquarelles des plus grands peintres de l’Histoire. Il existe bien ici et là tel groupe de pression critique envers le coût de la Monarchie. Qui plus est, une large part des revenus privés de la famille royale sont exonérés d’impôts. Mais dans les médias et dans l’opinion britannique, personne ne semble vouloir remettre ça en cause. Certes, les anglo-saxons sont par nature plus libéraux que l’Europe continentale et encouragent plutôt celles et ceux qui ont envie de devenir riches. Mais la culture anglo-saxonne valorise la richesse entrepreneuriale et pas la culture de l’hérédité et de la rente dont la famille royale britannique est le paroxysme. Au-delà de la fortune personnelle d’Elisabeth, le cabinet Brand Finance, spécialisé dans l’évaluation des marques, estime que la monarchie coûte 292 millions de livres au contribuable britannique, soit 4,40 livres par an et par habitant. Mais l’investissement est rentable selon le cabinet qui a calculé que la firme royale Windsor rapportait plus de 1,7 milliard aux Britanniques dont plus de la moitié grâce au tourisme, les entrées dans les palais royaux, les réservations dans les hôtels ou les restaurants. Faux argument selon les détracteurs qui soulignent que le château de Versailles rapporte bien plus à la France que Buckingham Palace au Royaume-Uni sans avoir besoin de roi à financer. Néanmoins, le déferlement médiatique planétaire consécutif à la disparition de la reine, bien plus considérable que celui qui avait suivi la mort de la princesse Diana en 1997, semble accréditer ce qu’on peut appeler le syndrome PSG : on investit certes très gros sur tout ce qui brille, mais on récupère encore plus gros. Ça peut faire réfléchir la culture rationnelle propre à l’ESS qui est celle de la tempérance, de la croissance lente, de la modération, de la discrétion. Non que l’ESS devrait (ou pourrait ?) changer de culture. Mais que certains projets à certains moments peuvent nécessiter une autre approche pour aboutir. La star people Kim Kardashian a réussi le tour de force de faire fortune sans autre talent que celui de se mettre en images sur les réseaux sociaux et soigner ses relations. Bon nombre le déplorent sans doute. Mais le marketing et la communication font désormais partie des ressources absolument stratégiques pour tous. Et là encore, force est de reconnaître que ceux qui raisonnent capitalisme sont bien meilleurs que tous les autres en ce domaine.

En résumé, il est difficile de tirer des leçons définitives du règne d’Elisabeth II et du système de monarchie parlementaire. Mais à l’évidence, les deux interpellent et peuvent nourrir le questionnement sur nos propres pratiques démocratiques à l’échelle du pays et dans nos organisations.

 

Pierre Liret, expert coopératif, formateur, conférencier, membre de Coopaname

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