L’Institut ISBL est intervenu le 29 janvier dernier aux Assises de la démocratie en organisations, lors de l’atelier « Réinventer les formes juridiques pour faire entrer la démocratie dans l’entreprise » . Cet atelier était co-animé avec Roger DAVIAU qui a présenté la forme juridique de la SAPO.
Vous trouverez ci-dessous le compte rendu de l’intervention de Colas Amblard pour l’Institut ISBL.
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Réinventer les formes juridiques pour faire entrer la démocratie dans l’entreprise
Intervention Colas Amblard – Institut ISBL
Introduction
L’entreprise est un espace où s’exerce un pouvoir économique, mais aussi un pouvoir politique. Aujourd’hui, la gouvernance des entreprises est largement dominée par les détenteurs du capital, ce qui oriente les décisions vers la maximisation du profit des actionnaires, souvent au détriment des travailleurs et des autres parties prenantes.
Ce modèle suscite des critiques croissantes, notamment en raison des inégalités qu’il engendre et de son incapacité à intégrer pleinement les intérêts des travailleurs et des autres parties prenantes (Ferreras, 2017 – Firms as Political entities : Saving Democraty through Economic Bicameralism). Aussi, de plus en plus de voix s’élèvent pour contester cette prédominance et réclamer une gouvernance plus démocratique.
Benoît Hamon parlait de la nécessité de « réenchanter la démocratie », y compris dans le monde du travail, affirmant que « la démocratie est aux portes de l’atelier » (Agora Dodes, plén., 2025). Cette réflexion rejoint une critique plus large du capitalisme, un système que 55 % des Français considèrent comme « plutôt négatif » selon un sondage IFOP (2022).
Face à ce constat, l’enjeu est de réinventer les formes juridiques permettant d’introduire plus de démocratie dans l’entreprise, tout en tenant compte des contraintes économiques et sociales actuelles. Plusieurs pistes existent, notamment en favorisant le pluralisme entrepreneurial et en intégrant des mécanismes démocratiques dans la gouvernance des entreprises.
Dans ce contexte, la question d’une démocratisation de l’entreprise devient centrale. La démocratie ne devrait pas se limiter à la sphère politique, mais s’étendre aux espaces de travail, où les individus passent une grande partie de leur vie. Des alternatives existent déjà, notamment dans l’Économie Sociale et Solidaire (ESS), mais elles restent marginales face au capitalisme dominant (Laville, 2016 – L’économie sociale et solidaire : pratiques, théories, débats).
Cet article propose d’explorer les différentes pistes permettant d’introduire plus de démocratie dans l’entreprise à travers une transformation des formes juridiques. Nous analyserons d’abord les limites du modèle actuel (I), le concept de démocratie en entreprise (II), avant d’examiner des solutions concrètes pour favoriser une gouvernance plus démocratique (III), à travers les sociétés à lucrativité limitée, l’émergence du concept d’entrepreneuriat associatif comme entreprise socialement intéressée et l’hybridation des structures juridiques.
I. Les limites du modèle capitaliste actuel et les besoins de démocratisation
- La gouvernance actionnariale : un modèle en crise
Actuellement, la plupart des entreprises sont dirigées par des conseils d’administration où seuls les actionnaires ont un réel pouvoir décisionnel. Ce modèle favorise une logique de court-termisme et une concentration des richesses entre les mains de quelques-uns (Piketty, 2013 – Le capital au XXIème siècle). Un rapport d’Oxfam (2023) souligne ainsi que les 1 % les plus riches détiennent près de 50 % des actifs mondiaux, une situation exacerbée par la redistribution massive des dividendes (L’Humanité, 2024 – En 2024, les 40 plus grosses entreprises françaises ont distribué un montant jamais vu de dividendes, estimé à 98,2 milliards d’euros, en dépit de résultats parfois en baisse).
Ce système pose plusieurs problèmes :
- Une asymétrie du pouvoir : Les travailleurs, bien que directement impliqués dans la production de valeur, ont peu ou pas de contrôle sur les décisions stratégiques de l’entreprise (Ferreras, 2017 – préc.).
- Une priorité donnée aux profits financiers : L’investissement dans l’innovation sociale (Richez-Battesti & Bidet, 2024 – L’innovation sociale : Expérimenter et transformer à partir des territoires), l’amélioration des conditions de travail ou la responsabilité environnementale sont souvent relégués au second plan (Krugman, 2020 – Arguing with zombies : Economics, politics, and the fight for a better future).
- Un modèle qui accroît les inégalités : La répartition des richesses dans l’entreprise bénéficie avant tout aux actionnaires et dirigeants, au détriment des employés (Atkinson, 2015 – Inequality : What can be done ?).
Face à ces constats, plusieurs chercheurs et économistes appellent à une transformation du mode de gouvernance des entreprises, en dépassant la primauté du capital au profit d’un modèle plus inclusif.
- Pourquoi démocratiser l’entreprise ?
L’entreprise est un lieu où se prennent des décisions ayant un impact direct sur les travailleurs, les consommateurs et les territoires. Dès lors, pourquoi ne pas y appliquer des principes démocratiques ? Ferreras (2017) propose ainsi de considérer l’entreprise comme une entité politique, où les salariés doivent être associés aux choix stratégiques.
Plusieurs arguments justifient cette évolution :
- Un droit des travailleurs à la co-détermination : Certains pays comme l’Allemagne ont mis en place des systèmes de cogestion où les salariés siègent aux conseils d’administration (Rogers & Streeck, 1995 – Works councils : Consultation, représentation, and coopération in industrial relations).
- Une meilleure résilience économique : Les entreprises démocratiques, comme les coopératives, montrent une plus grande stabilité en période de crise, car elles privilégient la pérennité de l’emploi souvent non délocalisable plutôt que la rentabilité immédiate (Defourny & Nyssens, 2013 – Social innovation, social economy and social enterprise : What can the Européan debate tell us ?).
- Une réduction des inégalités : En partageant les pouvoirs et les bénéfices, on limite les écarts entre dirigeants et salariés (Cottin-Marx & Mylondo, 2024 –Travailler sans patron, Mettre en pratique l’économie sociale et solidaire).
II. Démocratie et entreprise : approche des concepts
Deux approches principales permettent d’analyser l’introduction de la démocratie dans l’entreprise :
- Le pluralisme entrepreneurial, qui cherche à diversifier les modèles économiques pour offrir des alternatives au capitalisme traditionnel.
- La démocratie en entreprise, qui vise à modifier la gouvernance et la répartition des pouvoirs au sein des organisations.
- Pluralisme entrepreneurial : dépasser la prédominance du capitalisme
Aujourd’hui, la gouvernance des entreprises est intimement liée à la détention du capital. L’objectif principal reste la création de valeur pour les actionnaires, ce qui entraîne une concentration des richesses et une augmentation des inégalités. Selon un sondage Oxfam (2023), une grande partie de la population critique :
- La concentration des richesses entre quelques grandes fortunes, principalement via la distribution massive de dividendes (Piketty, 2013 – Le Capital au XXIe siècle).
- L’accroissement des inégalités sociales (Atkinson, 2015 – Inequality : What Can Be Done? ).
- L’impact environnemental et social d’un modèle économique centré sur la rentabilité immédiate (Latouche, 2006 – Le pari de la décroissance).
Cependant, si le capitalisme est critiqué, il reste solidement ancré dans nos structures économiques, politiques et culturelles (Boltanski & Chiapello, 1999 – Le nouvel esprit du capitalisme). Son évolution au fil du temps montre sa capacité d’adaptation :
- Capitalisme paternaliste au XIXe siècle (ex. Michelin en France – Marshall, 1890 – Principles of economics).
- Capitalisme financier à partir des années 1980, marqué par la montée des marchés boursiers et la dissociation entre valeur réelle et valeur économique des entreprises (Krugman, 2009 – L’économie de la crise).
- Techno-capitalisme depuis les années 2000, dominé par les GAFA et l’essor de l’intelligence artificielle (Zuboff, 2019 – The Age of Surveillance Capitalism).
En Europe, le principe de libre concurrence demeure l’élément pivot de son architecture (articles 106 et 107 du Traité sur le fonctionnement de l’UE) et la recherche de l’intérêt général, l’exception (Guillois, 2025 – Intérêt général ou concurrence : il faut choisir !). En France, le modèle marchand prédomine grâce à des institutions comme le Code de commerce et les tribunaux de commerce, qui accordent des avantages spécifiques (régime de la preuve, bail commercial, etc.) aux entreprises capitalistes (Guillot, 2016 – La marchandisation du droit). La conception de la loi, elle-même, donne désormais lieu à un phénomène de marchandisation (Guenzoui, 2024 – La marchandisation de la loi).
L’objectif est donc de favoriser un pluralisme entrepreneurial, notamment à travers l’ESS qui propose des alternatives au modèle dominant (Laville, 2016 – L’économie sociale et solidaire). Cela passe nécessairement par une réforme profonde de notre organisation (Amblard, 2025 – Comment valoriser l’ESS par une réforme du Code de commerce ?) et la possibilité de moyens de financement supplémentaires en faveur de l’innovation sociale (Amblard, 2024 – L’innovation sociale, une activité d’intérêt général ?).
- Démocratie en entreprise : repenser la gouvernance et la finalité des entreprises
Introduire la démocratie dans l’entreprise implique de repenser plusieurs aspects fondamentaux (Ferreras, 2017 – préc.).
- La problématique de production
- Distinguer les activités lucratives des activités économiques ayant une utilité sociale (Defourny & Nyssens, 2013 – Social Enterprise and the Third Sector).
- Adopter une logique de long terme, en prenant en compte les besoins des territoires plutôt qu’une croissance infinie (Ostrom, 1990 – Governing the Commons).
- Rompre avec la logique productiviste pour ralentir les risques climatiques et préserver le vivant (CIRIEC, 2025 – Le rôle de l’ESS dans la transition socio-écologique).
- La problématique de gouvernance
- Décorréler la gouvernance de l’entreprise de la détention capitalistique (Mayer, 2013 – Firm commitment : why the corporation is failingus and how to restore trust).
- Intégrer les parties prenantes (salariés, clients, collectivités) dans la prise de décision (Viveret, 2003 – Pourquoi ça ne va pas plus mal ?).
- S’inspirer de modèles existants comme la Société Anonyme à Participation Ouvrière (SAPO) (Roger Daviau, La démocratie au travail. Sapo, la société anonyme à participation ouvrière, Valence, Éditions du REPAS, 2023).
- La problématique de propriété des moyens de production et des excédents
- Favoriser des formes d’entreprises à but non lucratif (associations, fondations, mutuelles) (Gueslin, 2002 – L’invention de l’économie sociale).
- Développer des entreprises à lucrativité limitée, comme les coopératives ou les Sociétés Coopératives d’Intérêt Collectif (SCIC) (Gide, 2013 – La coopération contre le capitalisme ; Bioteau, 2019 – L’économie coopérative ; Liret, 2016 – La solution coopérative).
La question centrale est donc de savoir quelles formes juridiques permettraient d’opérationnaliser cette démocratisation.
III. Vers de nouvelles formes juridiques pour une entreprise plus démocratique
L’ESS offre déjà des alternatives répondant à ces problématiques démocratiques. L’enjeu est donc de renforcer ces modèles et de leur donner une place plus importante dans notre économie.
- L’entreprise à lucrativité limitée : une nouvelle piste juridique
Les Sociétés Coopératives et Participatives (SCOP) et les Sociétés Coopératives d’Intérêt Collectif (SCIC) sont des formes juridiques qui permettent une gestion partagée du pouvoir. Dans ces structures, les salariés sont associés aux décisions, et les bénéfices sont en grande partie réinvestis dans l’entreprise plutôt que redistribués sous forme de dividendes (Bioteau & Glémain, 2018 – Entreprises solidaires : l’économie sociale et solidaire en question(s)). Exemple emblématique, le groupe Mondragón, une fédération de coopératives basque, montre que ces modèles peuvent être économiquement viables tout en respectant des principes de démocratie interne (Saddier, 2022 – Pour une économie de la réconciliation. Faire de l’ESS la norme de l’économie de demain).
Une autre solution consiste à promouvoir des entreprises à lucrativité limitée, où les profits ne sont pas entièrement captés par les actionnaires, mais réinvestis dans des objectifs sociaux ou environnementaux. C’est le cas des Entreprises à Mission, instaurées par la loi Pacte de 2019, qui permettent aux sociétés de se doter d’une raison d’être sociale ou écologique (Richez-Battesti, Filippi & Bidet, 2019 – Repenser l’entreprise de l’ESS à l’aune de la RSE et de la loi Pacte). Toutefois, ce statut reste encore peu contraignant, et certaines grandes entreprises s’en servent principalement à des fins de communication sans transformation réelle de leur gouvernance (Frémeaux, 2019 – Les nouvelles formes d’entreprise).
- De l’association philanthropique à l’entreprise socialement intéressée
- Association Loi 1901 : à l’origine, l’association est principalement envisagée comme un outil philanthropique dépendant largement des financements publics alloués pour son fonctionnement (Chéroutre, 1998 – Les associations dans la dynamique sociale). Le fait associatif est largement appréhendé comme outil de réparation du système capitaliste dominant.
- Entreprise associative : depuis les années 1990, certaines associations développent des activités économiques tout en maintenant une mission d’utilité sociale (Gadrey, 2005 – L’entreprise sociale ; Eynaud, 2008 – L’entreprise sociale ; Amblard, 2019 – La gouvernance des entreprises associatives). Elles se fondent pour cela sur la jurisprudence communautaire (CJCE, 23 avr. 1993, Höfner & Helser, C-41/90, Réc. P. 1979) qui accorde le statut d’entreprise « indépendamment du statut juridique de cette entité et de son mode de financement. »
- Entreprise socialement intéressée : la loi du 31 juillet 2014 relative à l’ESS offre une visibilité accrue à ces modes d’entrepreneuriat (Duverger, 2023 – L’Economie sociale et solidaire ; Institut ISBL, 2024 – L’entreprise socialement intéressée : comment allier performance économique et utilité sociale), en mettant l’accès sur leur volonté résolument transformatrice par la production de services « qui tendent à satisfaire un besoin qui n’est pas pris en compte par le marché ou qui l’est de façon peu satisfaisante » (utilité sociale).
- L’hybridation des formes juridiques : l’exemple de l’association holding
Face aux limites des entreprises capitalistes, certaines organisations expérimentent des formes hybrides, combinant association à but non lucratif, fonds de dotation (Amblard, 2024 – Fonds de dotation : un outil au service de l’intérêt général) et filiale commerciale dont les bénéfices sont réinjectés dans des projets d’intérêt général.
Le concept d’association « holding » (Amblard, 2015 – L’association holding : l’entreprise du futur) illustre cette adaptation :
- Il repose sur une logique de « self-aid » (Salamon & Anheier, 1997 – The Emerging Nonprofit Sector).
- Il permet de diversifier les ressources (Tchernonog & Prouteau, 2023 – Le paysage associatif français).
- Il favorise une complémentarité entre différentes structures juridiques, plutôt qu’une mise en concurrence (Frémeaux, 2019 – préc.).
Le modèle de l’association holding présente plusieurs avantages :
- Il permet de capter des financements publics et privés tout en garantissant une mission sociale ou d’intérêt général.
- Il favorise une gouvernance plus ouverte, où les parties prenantes ont un poids décisionnel.
- Il offre une alternative aux modèles purement capitalistes, en garantissant un usage collectif des excédents (Tchernonog & Prouteau, 2017 – Evolutions et transformations des financements publics des associations).
Ce type de structure pourrait être encouragé par des réformes fiscales et légales, permettant une reconnaissance accrue de ces modèles hybrides.
Conclusion
Réinventer les formes juridiques de l’entreprise est un enjeu majeur pour permettre l’émergence d’une gouvernance plus démocratique. Si des modèles comme les SCOP, SCIC ou entreprises à mission existent déjà, ils restent minoritaires face aux grandes entreprises capitalistes, dont la gouvernance est encore largement fondée sur la primauté du capital.
L’ESS constitue une alternative crédible, en proposant des modèles hybrides où la gouvernance est partagée et où la finalité économique est réorientée vers l’intérêt général (Coraggio, 2015 – La economía social y solidaria).
L’un des défis consiste à favoriser l’hybridation des structures juridiques lucratives et non lucratives. À travers ces évolutions, il devient possible de construire un modèle entrepreneurial plus équitable et durable, capable d’intégrer pleinement les travailleurs et les citoyens dans les décisions qui les concernent.
L’association « holding » en est un parfait exemple, permettant d’allier efficacité économique et finalité sociale (Dacheux & Goujon, 2011 – Principes d’économie solidaire). À travers ces évolutions, il devient possible de faire entrer la démocratie dans l’entreprise et de construire un modèle plus équitable et durable.
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En savoir plus :
REPLAY – Les Assises de la Démocratie en Organisations – Paris 29 janvier 2025