Le jugement rendu par le tribunal de grande instance de Toulouse le 14 avril 2016 n’a pas fini de faire couler de l’encre. La fédération française de la montagne et de l’escalade découvre qu’elle pourrait bien avoir été prise au piège en passant des conventions avec les propriétaires de site d’escalade. Ces conventions qui incluaient une clause de transfert de garde destinée à lever les résistances des propriétaires soucieux de se mettre à l’abri d’actions en réparation formées contre eux sur le fondement de la responsabilité du fait des choses, pourraient bien avoir un effet boomerang.

1-Les accidents d’escalade qui mettent en cause tantôt les grimpeurs eux même, tantôt l’éducateur sportif qui encadrait l’activité, se règlent habituellement sur le terrain de la responsabilité pour faute contractuelle ( voir nos commentaires du 27 mai 2016 et 29 janvier 2017) ou extracontractuelle (voir notre commentaire du 26 février 2014). Dans la présente espèce, c’est sur le fondement de la responsabilité du fait des choses que les victimes ont engagé leur action en réparation.

2-En l’occurrence un couple de grimpeurs qui escaladaient une paroi d’un site d’escalade équipé par la fédération française de la montagne et de l’escalade (FFME) est «  blessé dans une chute après qu’un rocher se fut détaché de la paroi sur laquelle ils progressaient ». Voici en trois lignes laconiques les circonstances d’un accident d’escalade rapportées par les juges du tribunal de grande instance de Toulouse. Cette affaire qui aurait pu passer inaperçue, si ce n’est par les spécialistes de ce sport, a provoqué un véritable séisme. En effet, la condamnation est lourde puisque le tribunal a évalué le dommage subi par les deux victimes à près de 1.200.000 euros. Ses conséquences risquent d’être redoutables pour la FFME si le jugement est confirmé en appel car d’autres accidents analogues pourraient se reproduire avec le risque de nouvelles condamnations. Le renchérissement des cotisations d’assurance qui s’en suivrait pour cette fédération, dont les licenciés feraient les frais, est susceptible de la mettre en grande difficulté.

3-L’origine de ce contentieux est à rechercher dans la politique de conventionnement que la FFME pratique avec les propriétaires publics et privés des sites d’escalade. D’une part, ces conventions mettent à sa charge l’aménagement et l’entretien du site. D’autre part, elles prévoient le transfert à la fédération de la garde des lieux. Cette dernière disposition est destinée à lever les résistances des propriétaires contre le risque que leur responsabilité soit recherchée sur le fondement de l’ancien article 1384 du code civil (aujourd’hui article 1242 alinéa 1) en cas de survenance d’un accident. On l’aura bien compris : en attribuant la garde du site à la fédération, la convention lui en transfère la responsabilité. Celle-ci fait alors le pari que si les lieux sont normalement entretenus, la survenance d’un accident ne pourra qu’être la conséquence d’un cas de force majeure ou d’une faute de la victime, toutes circonstances exonératoires de responsabilité pour le gardien d’une chose.

4-A cet égard, il faut rappeler que la responsabilité du fait des choses est de l’ordre des responsabilités extracontractuelles. Elle s’applique entre personnes non liées par contrat ou si elles le sont lorsque le dommage n’a pas pour conséquence l’inexécution d’une obligation du contrat. En l’occurrence, il n’y avait aucun contrat conclu entre les victimes et la FFME. La voie de la responsabilité délictuelle était donc ouverte. Les deux grimpeurs avaient alors une option entre un régime de responsabilité pour faute et un régime de responsabilité sans faute. S’ils avaient assigné la FFME sur le fondement de nouvel article 1241 C.civ (ancien article 1382 du code civil) il aurait fallut qu’ils établissent la preuve d’un défaut d’aménagement ou d’entretien du site. Manifestement ils n’ont pas fait ce choix puisque le tribunal relève « qu’aucune faute n’est invoquée à l’encontre de la FFME ». En assignant cette fédération sur le fondement de l’article 1384 alinéa 1 (aujourd’hui article 1242 alinéa 1) la victime se libère de la charge de la preuve d’une faute de la fédération. Le principal avantage pour les victimes de la responsabilité du fait des choses est l’existence d’une présomption irréfragable de responsabilité qui pèse sur le gardien de la chose. D’une part, elle épargne la victime du fardeau de la preuve d’une faute du gardien. D’autre part, elle ne permet pas au gardien de s’exonérer en établissant qu’il n’a pas commis de faute. Il n’a d’autre ressource, pour se tirer de ce mauvais pas, que d’établir un cas de force majeure ou la faute de la victime comme cause du dommage.

5-Le propriétaire est présumé gardien de la chose. Toutefois cette présomption tombe s’il établit qu’il en a transféré la garde, notamment par convention, comme c’était le cas en l’occurrence où une convention de transfert avait été conclue entre la FFME et la commune propriétaire des lieux.

6-Pour autant, il n’est pas interdit de se demander si la FFME avait encore la garde du bloc lorsque l’accident s’est produit. En l’absence d’éléments circonstanciels détaillés, on en est réduit aux conjectures. Le bloc s’est-il descellé tout seul sous l’effet de l’érosion ou sa rupture est-elle due à l’action d’un des deux grimpeurs qui s’en serait servi comme d’une prise ? Dans la seconde hypothèse, le grimpeur est-il devenu gardien du rocher ? La Cour de cassation considère que l’alpiniste qui fait rouler une pierre sous ses pieds n’en acquiert pas la garde car il « ne peut raisonnablement pas diriger cette dernière »[1]. Dans le cas où l’alpiniste a pris appui sur une pierre, la position de la Haute Juridiction est plus nuancée. Elle estime que le juge doit préciser s’il a acquis sur celle-ci « un pouvoir d’usage, de contrôle et de direction effectif et indépendant caractérisant la garde »[2]. Elle n’exclut donc pas que le grimpeur ait pu avoir la garde de la pierre si les conditions qui caractérisent la garde sont réunies. Question de pur fait laissée à l’appréciation des juges. Un simple appui ne parait pas suffisant car il manque la condition de durée propre à l’usage de la chose. Ainsi la Cour de cassation considère-t-elle que les joueurs de football n’acquièrent pas la garde du ballon car « ils ne disposent que d’un temps de détention très bref pour exercer sur le ballon un pouvoir sans cesse disputé »[3]. Aussi ce n’est guère que si le grimpeur s’est servi du bloc comme point d’amarrage, par exemple en y passant un anneau de corde qu’on pourra admettre qu’il en a acquis la garde.

7-Dans le doute sur les circonstances exactes de l’accident, on en restera à l’hypothèse la plus vraisemblable où le bloc n’a servi que de simple prise, de sorte que la FFME en est demeurée gardienne.

8-Pour que l’action en réparation puisse aboutir, il faut encore que la victime établisse que la chose a été l’instrument du dommage. En l’occurrence, que le détachement du bloc de la paroi a bien provoqué la chute des grimpeurs et les blessures qui s’en sont suivies.

9-Le régime de la preuve diffère ici selon que la chose a eu ou non un rôle actif. Si elle était en mouvement au moment où elle est entrée en contact avec le siège du dommage, la victime bénéficie de la présomption du « rôle actif » instituée par la jurisprudence qui la dispense de la charge de la preuve. Le fait de la chose est présumé du seul fait qu’elle soit entrée en contact avec la victime.

10- En revanche si la chose était inerte, cette immobilité ne joue pas en faveur de la victime dont on peut soupçonner qu’elle l’a heurtée par imprudence ou distraction. La charge de la preuve se trouve alors renversée. C’est à elle de combattre les apparences qui lui sont défavorables en rapportant la preuve que la chose a bien eu un rôle causal dans la production du dommage. En pratique, il lui faudra établir son comportement anormal ou « qu’elle occupait une position anormale ou était en mauvais état »[4], par exemple que l’escalier où a chuté la victime n’était pas éclairé, non pourvu de rampe, glissant ou anormalement étroit[5].

11-En l’espèce, même si le jugement manque de précision sur les circonstances factuelles de l’accident, on peut raisonnablement supposer que le bloc a heurté les victimes de sorte que la présomption du rôle actif devrait jouer en leur faveur. Un doute subsiste sur la cause précise du dommage, à savoir si les blessures ont été provoquées par le contact avec le bloc ou sont consécutives à la chute du couple. Mais, au fond, peu importe dès lors que dans les deux cas le bloc est entré en contact avec l’une des deux victimes et de ce fait a bien joué un rôle actif. Il a été soit la cause directe des blessures, soit la cause indirecte s’il n’a fait que provoquer la chute qui, elle, a été la cause des blessures.

12-Dans ces conditions, on ne voit guère l’utilité de relever l’anormalité de la rupture du rocher comme le fait le jugement qui la déduit de l’aménagement de la voie. Ne serait-ce pas une manière déguisée d’en revenir à la responsabilité pour faute, en considérant que l’accident serait imputable à un manquement de la fédération à l’obligation d’entretien à laquelle elle s’est engagée par voie conventionnelle ?

13-Quoiqu’il en soit, il est acquis que la preuve du rôle actif du rocher est bien établie soit par le jeu de la présomption soit par l’anormalité du comportement du bloc.

12-On en vient aux causes d’exonération susceptibles d’être invoquées par le gardien. Il faut écarter d’emblée l’acceptation des risques qui a longtemps constitué un moyen de refoulement de la responsabilité du fait des choses. Mais cette exclusion, qui ne s’appliquait plus qu’entre compétiteurs (ce que n’étaient pas les deux grimpeurs) a été supprimée par la Cour de cassation qui en a fait table rase dans son fameux arrêt du 4 novembre 2010.

14-La cause étrangère constituait donc la seule voie qui restait ouverte à la fédération comme cause exonératoire de responsabilité. La faute de la victime est le motif habituellement soulevé. Elle ne paraît envisageable ici que dans l’hypothèse où le descellement du rocher aurait été provoqué par celui qui s’en est servi de prise sans vérifier sa solidité. La faute invoquée serait alors une maladresse. Mais le tribunal observe qu’aucune faute n’a été ni alléguée ni prouvée contre les victimes.

15-L’autre alternative est celle de la force majeure dont les conditions d’extériorité, d’imprévisibilité et d’irrésistibilité sont difficiles à réunir. En l’occurrence, c’est la condition d’extériorité qui faisait défaut. En effet, les juges relèvent « qu’en raison de l’aménagement de la voie (la FFME) ne peut invoquer un fait extérieur constitutif d’un cas de force majeure, aussi irrésistible et imprévu qu’il puisse être ». En somme, le site ayant été aménagé par la fédération, la chute d’un bloc ne pourrait être que la conséquence d’un défaut d’aménagement ou d’entretien de la paroi, c’est-à-dire d’un vice interne dont il est acquis qu’il ne peut constituer un motif d’exonération[6] qu’il soit prévisible ou même imprévisible[7].

16-La FFME est donc dans une impasse. Ou bien elle maintient sa politique de conventionnement et se trouve alors en grand péril. Ou bien elle dénonce les conventions passées avec les propriétaires et de nombreux sites d’escalade sont menacés de fermeture. Dans l’immédiat, elle a engagé une campagne de lobbying en vue d’une réforme législative qui fermerait la voie de la responsabilité du fait des choses contre les propriétaires de terrains affectés à la pratique de l’escalade, à l’instar de ce qui existe déjà pour les riverains des cours d’eau non domaniaux et les propriétaires de terrains grevés par des servitudes dont la responsabilité civile ne peut être engagée au titre de dommages causés ou subis par les bénéficiaires de ces servitudes. (Art. L. 121-37 du code de l’urbanisme).

 Jean-Pierre VIAL, Inspecteur Jeunesse et Sport
En savoir plus :
Tribunal de grande instance de Toulouse le 14 avril 2016

Jean-Pierre Vial



Documents joints:

TGI Toulouse 14 avril 2016 FFME



Notes:

[1] Cass. civ. 2, 24 avr. 2003, n° 01-00450 . Bull. civ. II, n° 116, p. 99. Note JCP G n° 14, 31 mars 2004, II 10049 Note E. Gavin-Millan-Oosterlynck.

[2] Cass. civ. 2, 24 avr. 2003, n° 00-16732 ; Bull. civ. II n° 115 p. 99.

[3] Civ. 2, 13 janv. 2005, n° 03-12884. Bull. civ. 2 II n° 9 p. 8 RTD Civ. 2005 p. 410 Note P. Jourdain.

[4] Cass. 2e civ. 11 janv. 1995, n° 92-20162 . Bull. civ. 1995, II, n° 18. 

[5] En ce sens Cass. 2e civ. 11 sept. 2014, n° 13-22046.

[6] Civ. 2e, 20 nov. 1968, Bull. civ. II, n° 275. JCP 1970. II. 16567, note Dejean de la Bâtie, glissement de terrain dû à un relèvement de la nappe phréatique.

[7] Accident provoqué par la chute de rochers (Cass. 2e civ. 24 juin 1971 n° 70-11542. Bull. civ. 1971, II, n° 236), et dommages résultant de l’instabilité du sol (Cass. 2e civ. 12 déc. 2002, n° 98-19111 ; Bull. civ. 2002, II, n° 287 ; RTD civ. 2003, p. 301, note P. Jourdain).

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